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RABINDRANATH TAGORE
Quatre chapitres

"Le décor était un débit de thé. Dans une petite pièce, juste à côté, on vendait des manuels scolaires, des livres d'occasion pour la plupart. On y trouvait aussi quelques traductions en anglais de nouvelles et de pièces de théâtre européennes modernes. Les étudiants peu argentés les parcouraient sur place, puis s'en allaient. Le marchand n'y voyait aucun mal. Le propriétaire de l'échoppe, Kanai Gupta, était un ancien sous-inspecteur de police, maintenant à la retraite."

LUCIE TAÏEB
La retenue

"de ce jour précisément qu'aurions-nous conservé ? (taxinomie).
de ces heures de ces tant de minutes, secondes, extrait quel
instant? (non mesurable). de cette rencontre, comment choisir,
et pour tous les autres jours, l'instant le plus intense, la tension
la plus lumineuse, l'éclat du jour, cette forme d'excès, au coeur
de chaque jour, cette plénitude, la capturer, ou au hasard, presser
le déclencheur, attendre qu'apparaisse dans le rectangle blanc un
fragment de
sol ou d'ombre sur un mur, comment savoir comment choisir
et que garder, puisque de toute façon, puisque, août s'achèvera
sans que rien n'ait eu lieu, rien ou presque, ce qui revient au
même"


LUCIE TAÏEB
Safe

"Do you have trouble breathing ? Breathe normally. Un renard passe dans l'herbe sèche. Breathe normally. Si tu sanglotes, c'est un chagrin. Si tu suffoques, respire normalement. S'il prend ta main retire la tienne. Un renard passe dans l'herbe sèche. Posez les masques sur votre visage, comme ceci, et respirez normalement. Non."

"Tu vas au feu, au saccage, ton corps est ta seule arme, et cette hache dans tes mains, traversant le décor, déchirant les espaces, les remparts, toute protection, toute entrave, s'il y a une fureur, personne n'a intérêt à ce qu'elle se libère, s'il y a, à vivre, une extase, comme le goût du sang, une violence, elle se trouve de l'autre côté, elle se trouve où tu t'aventures. Aucun conte ne dira assez le danger réel qui menace ton monde : l'extinction de la rage, la soumission au principe de précaution, dormir comme une masse."

FRANCOIS TALDIR
Fermé pour travaux

Entre l'alarme du poème et son cheminement

par voie de terre intéressée
dans le labyrinthe irrésolu de la montagne

elle arrache à la nuit sa progression,
éparse, répandue à l'amorce du feu,
veillant auprès des roches,
faisant provision d'étincelles

...

 

JUNICHIRÔ TANIZAKI
Le coupeur de roseaux

JUNICHIRÔ TANIZAKI
Eloge de l'ombre

Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper. J'aimerais élargir l'auvent de cet édifice qui a nom "littérature", en obscurcir les murs, plonger dans l'ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l'intérieur de tout ornement superflu. Je ne prétends pas qu'il faille en faire autant de toutes les maisons. Mais il serait bon je crois qu'il en reste, ne fût-ce qu'une seule, de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, eh bien, je m'en vais éteindre ma lampe électrique.

VERONIQUE TAQUIN
Un roman du réseau

Ainsi allaient les contes au sujet de Névo et de ses attributs, Névo at Odds Netshelterforum France, Web Master du site Web, Maître fou. Il devait lui suffire de n'être là qu'une occasion d'écrire, et comme il l'affirma une fois, dans ce nom de Névo, il aimait voir la case vide qui permet le déplacement des pièces au jeu de taquin. Car à l'en croire, les contes de ses correspondants se détachaient de lui et le concernaient de moins en moins, il avait lancé assez de signes pour catalyser des réactions en tout sens, et à chaque terme inducteur, un groupe affluait pour se fédérer en un corps de récit provisoire, bientôt abandonné ou repris dans de nouvelles unités qui ne dépendaient plus de lui — et il s'en réjouissait.
[...]
Du reste, Névo avait d'autres raisons de croire le projet d'Odds en voie de réalisation, s'il considérait la chimère née de la fabulation de tant d'amis mal connus, et c'est sans doute l'une des causes, sinon la première, de sa disponibilité profonde au mouvement qui l'entraînait avec ses partenaires. À mesure que prenait corps le personnage auquel Névo avait donné son nom, l'espèce de monstre où chacun vivait par morceaux en souvenir des marques, déprédations ou ravages que d'autres avaient laissés en lui, défigurés ou presque effacés dans leur individualité, il pouvait y voir se former l'unité longuement recherchée, comme un centre aberrant pour toutes ces vies dépareillées.

NICOLAS TARDY
Routines

permettez moi par ailleurs en cette période de vous
souhaiter de tout attraper sans abîmer comme vous le
savez abîmer n'est pas jouer pas vraiment jouer vous me
permettez par ailleurs de vous rappeler également que
le jeu même élégant est un abîme enfin je suis heureux
de vous informer dans ce moment particulièrement
important à n'en pas douter ce qui s'abîme est important

PERMETTEZ

 

ALEX TAYLOR
Le sang ne suffit pas

"La bêtise de la femme le frappa de plein fouet, avec une force brutale, puis il comprit qu’une part de lui, peut-être la plus profonde, la plus secrète, tirait de tout cela un certain plaisir – la neige et les montagnes, l’Allemand mort et les récriminations absurdes de la femme et l’ourse mangeant le cheval, tout ça était un grand festin dont il allait chanter la succulence. "


ALEX TAYLOR
Le verger de marbre

" La Gasping River défilait, vive et écumeuse, le tumulte de ses eaux pourpres déversant vers l’aval des morceaux de bois flotté et autres décombres, traverses de chemin de fer et planches de pont, barges disloquées, portières de voitures, bidons de lait et pots de peinture. On trouvait de drôles de prises dans les robiniers, pneus et tapis de selle et autres épaves, ainsi qu’un négligé en dentelle suspendu à une branche épineuse tel un spectre lubrique, et, déterré par le déluge de quelque tombe des bas-fonds, un cercueil en bois de rose dérivait et tourbillonnait dans le remous avant d’être emporté par le courant, et dans l’obscurité des bois, loin du rugissement de la rivière, résonnait le plic ploc de la pluie, de sorte que ce monde paraissait froid et caverneux, plongé dans un abîme sans fin."

HABIB TENGOUR
Césure

Largesses. Tu donnes et tu reçois. Tu relances la donne. Sans arrêt.
Debout.
Turbulence du rituel. Se délester gaiement. Avec ostentation.
Entretenir à bout de bras un feu caduc dans la nuit.

STEVE TESICH
Price

"Je déteste le mois d'avril, déclara Misiora d'un ton las.Tout le monde déteste le mois de mars, mais moi, c'est avril. Et vous savez pourquoi?Parce qu'il est exactement comme le mois de mars."


STEVE TESICH
Karoo

"A cause de la fibre optique, de la réception sans parasite ni impression de distance sur la ligne, son rire avait la vraisemblance d'une hallucination."

SOPHIE TESSIER
VARECH

"Or voilà que ce soir lui était venue derrière la tête une idée dont le fil invisible guida son bras hésitant au-dessus de l'enfant pour lui faire toucher la vérité : il déplia tout doucement la petite main qui s'était rétractée sur l'oreiller comme une anémone à sec et l'observa avec attention ; puis, d'un geste que ses premières conclusions intimidaient davantage encore, il souleva le poignet gauche pour examiner l'autre main sous toutes les coutures. Quand il la reposa, Anselme fut pris d'un vertige. Sa tête se débobinait.
Une soudaine distance le séparait de son protégé qui nageait à côté de lui dans les eaux plumeuses du sommeil. Ignorant que ses poings mal fermés avaient laissé échapper un secret. Une preuve. Entre chacun des dix petits doigts apparaissait en effet, à peine marqué encore, un début de palmure."


SOPHIE TESSIER
Groenland est

Un cil glisse sur la joue froide
et grise du levant
qui bat des ailes
pour exaucer la lumière.

 

YVAN THAYS
Un lieu nommé Oreille-de-Chien

Traduction de l'espagnol (Pérou) de Laura Alcoba


 "Ce qu’il y a de pire à Oreille-de-Chien, c’est le silence.
Un silence chargé de mouches.
Je m’en suis rendu compte tout de suite. À peine avions-nous dépassé la pierre ronde qui souhaite la bienvenue, au bout du chemin poussiéreux et étroit, que j’ai su pour le silence.
Le voyage a été désastreux. Mais quand est-ce que voyager ne l’est pas ? Le bus, sept heures pour atteindre un endroit à proximité d’Oreille-de-Chien, les cahots, la musique tropicale incongrue au milieu des montagnes : autre désastre."

HENRY DAVID THOREAU
Walden ou la vie dans les bois

 "Assurons notre équilibre et descendons, pieds résolument enfoncés dans la fange et la gadoue de l’opinion, des préjugés, de la tradition, de l’illusion et de l’apparence, ces alluvions qui recouvrent le globe de Paris à Londres, de New York à Boston et à Concord, à travers églises et États, à travers poésie, philosophie et religion, jusqu’à ce que nous touchions le fond solide et rocheux que nous pouvons appeler réalité."


Préface de Frédéric Gros: « Simplifiez, simplifiez ! » : telle est l'invitation de Thoreau dans ce chef-d'oeuvre de la littérature américaine qu'est Walden. Au printemps 1845, l'écrivain a décidé de vivre cette expérience d'un quotidien fait de peu de choses et qui s'abandonne à la présence de la nature. « Ne devant rien à personne, travaillant juste assez pour pouvoir se nourrir, se vêtir et se chauffer, et surtout, surtout jouissant à profusion des dons du monde. Les bruits et les couleurs, les dessins des paysages, les rencontres animales, les brises du matin ou les caresses du soleil : ce seront ses uniques richesses pendant près de mille jours ».
Fréderic Gros souligne combien cette « vie dans les bois » allait bientôt résonner comme un appel au renouveau et à l'insoumission : « Tout est là : il ne s'agit pas d'accumuler, d'avancer, ni même de croire, mais de revivre à soi-même, de se surprendre, de se recommencer. »

 

MICHEL THION

MICHEL THION
Le pays où les enfants rêvent de mourir

C'était il y a ... autant d'années qu'il y a de ces oiseaux gris qui tournent et qui poussent leurs cris rauques et dont le vol est plombé comme le ciel, autant d'années qu'il y a de ces insectes humides et circonspects, presque songeurs, sous les galets de la côte Nord, celle qui regarde vers le continent.

Photos de Frédéric Le Junter


MICHEL THION
Le lieu d'être

Fragments nous sommes.
chercheurs d'autres fragments,

passeurs de fragments qui font mosaïque en nous,
pensées sans cesse partagée,

le lieu d'être est ainsi peint sur l'océan.

peintures de Anne Weulersse

 


MICHEL THION
Ils riaient avec leur bouche

"On va lui faire une piqûre de fourmi a dit l'un. L'autre il a fouillé dans mon oreille avec son couteau et c'était comme un grand soleil noir dans ma tête et mes pieds qui battaient par terre. Approche-le il a dit un le même mais plus pareil et puis j'ai vu les fourmis venir et maintenant elles sont dans moi et je les aime pas."

 

Cheyne éditeur

 

Frédéric Thomas

ARTHUR RIMBAUD
Poèmes politiques
anthologie présentée par Frédéric Thomas

"Est-il trop tard pour lire Rimbaud ? L'explosion à force d'être différée s'est-elle décomposée dans les manuels scolaires ? Les révoltes auraient-elles perdues leurs logiques ? Il y a les guerres, et la guerre aux pauvres, les vieux réflexes de classe, les recours décomplexés aux fantasmes de la Civilisation, sinon à la race. Il y a les immigrés qu'on expulse, les chômeurs qu'on exclut, les travailleurs qu'on expurge, et tous les autres qu'on contrôle. Il y a la haine et la misère, et, plus terrible encore, l'absence de colère. Il y a malgré tout, fragile et inutile, l'amour. Et le collier de suicides aux cous précautionneusement intacts. Il y a enfin, il y a toujours, comme au temps de Rimbaud, « quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse» (Enfance). " FT

Démocratie
« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
«Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
«Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »
Rimbaud

 

 

JIM THOMPSON
Ville sans loi

 " Au début, ç’avait été une de ces bourgades d’autrefois qui pratiquent l’élevage du bétail, comme on en voit partout dans l’ouest et l’extrême ouest du Texas. Une localité semblable à toutes les autres qui s’étalait le long d’une route de terre, un regroupement d’habitations écrasées par le soleil, aux façades factices et aux auvents en tôle ondulée qui avançaient au-dessus du trottoir. Et puis, un jour était arrivé le propriétaire d’un derrick en piteux état, un prospecteur indépendant.Il avait négocié des options sur de nombreuses concessions, s’était engagé à y forer avant de s’en servir comme caution pour obtenir des prêts à intérêts élevés. Il s’était démené, volant, suppliant, signant des chèques en bois, cherchant à obtenir des garanties financières si le pétrole n’était pas au rendez-vous, et avait réussi à forer un puits.
Le pétrole en avait jailli au rythme de trois mille barils de brut paraffineux par jour."

 

 

MAGALI THUILLIER

MAGALI THUILLIER
Tu t'en vas

Tu me dis que je suis ta mère. Tu me dis que
tu es ma fille. Tu t'énerves quand je te dis
que tu te trompes. Tu me dis que je ne peux
pas être ta petite-fille puisque tu n'as pas d'enfants.

 

 

Couverture: Olivier Grouazel


MAGALI THUILLIER
Des rêves au fond des fleurs

de trop dire de trop crier brisée
solitaire taire ce qui tait à double
tour laisser bises bisous baisers lassée
jours de silence jours de clémence
toujours trop peu tenir le rien le peu
venir s'écrire

 

Illustrations de Anah Merlet
2006


MAGALI THUILLIER
L'
attendu

(l'attendu 22)
.pour neuf mois tu m'emmènes loin très loin je protège tes bourgeons tu mets tes pieds tes mains dans les miens miennes petite merveille corps à corps cœur à cœur tu me donnes des envies je te donne la vie

THUCYDIDE
La Guerre du Péloponnèse

Thucydide d'Athènes vécut la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) comme citoyen, comme général, comme exilé (en 424) qui ne revint dans sa patrie qu'après sa défaite, enfin comme historien qui dit avoir perçu dès l'origine que ce conflit entre deux coalitions dirigées respectivement par Athènes et Sparte serait l'événement majeur de l'époque.
Thucydide est le créateur de la raison historique. Comme la raison grecque en général, la raison historique est fille de la cité. Elle est fille aussi du gigantesque essor intellectuel qui soulève la Grèce du Ve siècle, avec la médecine hippocratique, l'enseignement des sophistes et l'activité des orateurs, singulièrement Périclès.
L'histoire politique se modèle, chez Thucydide, sur cette création majeure du Ve siècle qu'est la tragédie athénienne. Athènes connaît, comme les héros tragiques, la grandeur et la chute. Thucydide est l'historien de la raison et de la déraison dans l'histoire, il est le peintre de la tragédie d'Athènes.

PIERRE TILMAN
Ah s'il pouvait faire du soleil cette nuit

J'AIME BEAUCOUP LES COQUELICOTS

j’aime beaucoup les coquelicots
ils ont un côté tzigane
ils se mettent sur les terre-pleins
sur les bas-côtés
ils campent le long des voies ferrées
parfois il y en a un plein champ
pendant des années
et puis un jour il n'y en a plus
le champ n'est plus que de l'herbe
ils ne viennent pas là ou on les veut
allez donc planter un parterre de coquelicots
c'est ridicule
ou alors c’est une idée d’artiste pour faire du rouge

OLGA TOKARCZUK
Les Pérégrins

"Se tenir à l’écart. On ne peut voir que des fragments du monde, il n’y a pas autre chose. Il y a juste des instants, des bribes, des configurations fugaces qui, à peine surgis dans l’existence, se désagrègent en mille morceaux. Et la vie ? Cela n’existe pas. Je vois des lignes, des surfaces et des volumes qui se transforment dans le temps. Le temps, quant à lui, semble être un simple outil pour mesurer les tout petits changements – un double décimètre d’écolier gradué juste de trois repères : ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. "

CAMILLE de TOLEDO
Oublier
trahir
puis disparaître

Quand nous approcherons, Elias,
le train s'arrêtera et je t'accompagnerai.
Nous descendrons aux pieds des grands pylônes.
Nous glisserons le long des pentes.
Des pierres rouleront sous nos pieds.
Tu n'auras pas de bombes entre tes mains,
ta seule présence suffira.


CAMILLE DE TOLEDO
Le hêtre et le bouleau
Essai sur la tristesse européenne

La langue commune de l'Europe, c'est la traduction.


CAMILLE de TOLEDO
L'inquiétude
d'être au monde

"Essayons de nous tenir, dans l'inquiétude, sans nous soumettre." Stig Dagerman
Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie". Pascal

JOHN KENNEDY TOOLE
La conjuration des imbéciles

Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l'existence de son âme.

 

MIGUEL TORGA

MIGUEL TORGA
Portugal

"Lisbonne est jolie. Il n'est pas encore né, l'insensible qui du haut de Santa Catarina n'écarquillerait pas les yeux de surprise devant la beauté d'un panorama que la nature ne peut se vanter d'avoir reproduit. Entre la percée castillane du Douro au nord, et les furtives amours andalouses du Guadiana au sud, le Portugal méritait la visite calme et prolongée d'un grand cours d'eau qui, sans l'aide de norias, tuât la soif et, sans brisants, fût un port abrité. La sécheresse de son corps réclamait un rafraîchissement; la violence de l'océan, une protection contre les vagues. Le sort a voulu qu'il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l'Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité..."


MIGUEL TORGA
Senhor Ventura

Mais comme je suis l'homme des impossibles, je me sauve comme je peux. Je m'emplis du souvenir magique de Senhor Ventura, que rien ni personne n'empêcha de parcourir les sept parties du monde appelant en vain chacun de nous. Dans sa personne je mets la réalité de ce que je suis et la nostalgie de ce que j'aurais pu être. J'entrelace dans le dessin de son nom tout ce que mon imagination réclame de distance et de péril. Je vis en lui. Et, tant que dure le souvenir de ses errances, je me sens si vrai que je suis presque heureux.

 


MIGUEL TORGA
Contes et nouveaux contes de la Montagne

Sûr que tu iras un jour à la rencontre de l'aridité, de la tristesse de ces rochers, non pas en lecteur du pittoresque et de l'étrange, mais en créature sensible touchée par la magie de l'art et poussée par les impératifs de la vie. J'ai fait cette promesse en ton nom, c'est-à-dire au nom de la conscience collective. Peut-être crois-tu que ce que j'écris, ces histoires par exemple, je l'écris seulement pour te distraire et, si possible, t'émouvoir. Mais je veux que tu saches ceci: j'ai osé me servir de cette distraction et de cette émotion pour te rendre responsable du sauvetage d'une maison qui, parce qu'elle brûle, éblouit tes sens.
A toi,
Miguel Torga

 

 


MIGUEL TORGA
Lapidaires

Curieuses, les réactions collectives! L'indécision de chaque individu dans sa vie intime, et la certitude massive des agglomérés, dans leur vie grégaire! N'y aurait-il pas là, dans cette contradiction, la preuve que les masses n'agissent que sentimentalement, entraînées par des forces étrangères à toute raison critique et réfléchie ?

PHILIPPE TORRETON
Mémé

"Elle avait une télé, une huche à pain trop haute pour nos bras en culotte courte, un poste de radiocassette - avec des cassettes piratées pour elle par ses petits-enfants, le bouton réglé à jamais sur RTL -, un aquarium fabriqué et installé par mon frère à condition d'y mettre des poissons prolifiques car chez mémé fallait que ça pousse que ça fleurisse que ça fasse des petits, des boutures, des œufs, des bourgeons, des rejets, que ça marcotte, que ça se greffe, que ça se sépare et se ressème, que ça hiverne et reprenne, que ça se conserve et se congèle, que ça s'échange et s'assèche en motte et en bouquet pour toujours et à jamais."

SERGE TORRI
Quatre ou cinq
Vénéranles

UN

Dans le jour errant

tu circules

                            innombrable

parmi les masques vides

tremblant

                            tu te cherches

en eux

                            te retrouves

en toi

                            Inhabitable

            inhabité

COLETTE TOUILLIER
C'est papa qui conduit le train

Voyager en train avec Papa, C'est bien.
Tout est réglé.
Quand on va à Brive-la-Gaillarde
c'est à Limoges qu'on sort
les tartines de rillettes.
Jamais avant Limoges. On a fini
à Uzerches.
On a toujours fini à Uzerches.

 

Illustré par Maudlenglet

FADWA TOUQAN
Le cri de la pierre

"Toutes les maisons étaient fouillées par l'armée ennemie, qui recherchait armes et détenteurs d'armes parmi la population; les femmes serraient contre elles les enfants tremblant de peur à la vue des casques de fer ; les soldats pointaient leurs armes, baïonnette au canon, prêts à tirer au moindre signe de danger. Et puis, dans l'âme effrayée des enfants, il se passait autre chose, qui était l'envers de la terreur. La page blanche de l'enfance s'impressionnait secrètement ; dans les profondeurs de l'âme s'imprimaient et s'enracinaient les images des premiers jours de l'occupation ; elles engendreraient plus tard les actes légendaires des « enfants des pierres » contre les soldats de l'occupant, avec toute la force de leur défi et de leur refus."

JEAN-CLAUDE TOUZEIL
Parfois

Parfois,
le poète les plombs

 

Parfois,
la chouette aimerait
vivre au jour le jour,
pour voir.

Illustrations de Maud Legrand
2004


JEAN-CLAUDE TOUZEIL
Poirier Proche

Au beau milieu
du champ labouré
un arbre incongru
en trompe l'oeil
entre domestique
et sauvage
un poirier
(de loin
mon voisin
le plus proche)

Et dans le cadre
de la fenêtre
grandeur nature
un vrai Magritte

 

CAROL TROYEN
Edward Hopper

"The Sacredness of Everyday Fact": Hopper's Pictures of the City

MICHEL TOURNIER
Lieux dits

"Nous étions une bande de saltimbanques logés ensemble dans un drôle de garni, l'Hôtel de la Paix, 29, quai d'Anjou. Il y avait là Yvan Audouard, le fils de Daudet et de Pagnol, Georges Arnaud, Pierre Boulez, Karl Flinker, Gilles Deleuze, et surtout Georges de Caunes qui jouissait d'une notoriété inouïe parce qu'il présentait le tout nouveau Journal télévisé de 20 heures sur l'unique chaîne de l'époque."

FRANZ TOUSSAINT
La flûte de jade

Nous nous éloignons de la montagne bleue, et la lune nous suit. La rosée alourdit nos manches...

 

JEAN-LOUP TRASSARD
L'homme des haies

"Des fois il vend une bête, je demande combien il a donné, le gars Cormier, il dit: «Moins que j'aurais voulu», ou bien: «C'est pas trop mal. » Jamais de prix. C'est pas tant ce qu'il touche, mais de savoir si je me trompe. J'ai bien une idée des bêtes, j'ai fait mon commerce assez longtemps, mais de l'heure qu'il est ça monte, ça descend.
Le marchand achète à la traverse, comme on dit, d'un regard il sait. Si vous arrivez à lui faire mettre quelques francs de plus vous avez de la veine. Le Cormier s'amène, il prend la bête par l'arrière, une vache il a déjà vu la fontaine à lait, un brouton le bœuf que ça fera, une patte solide ou bien point charpenté pour porter de la viande, parce que en jeune comme de juste on ne vend pas le meilleur."

DALTON TREVISAN
Le vampire de Curitiba

Traduction du portugais (Brésil) de Geneviève Leibrich, Nicole Biros


 " La maison est en bois peint de couleur jaune. La patronne est une grosse dame brune de petite taille. Ritinha fait le ménage et la lessive, elle est bonne à tout faire. Le mari de la patronne s'appelle Arthur. Ritinha s'occupe aussi de la petite fille du couple. Quand l'enfant pleure, Ritinha la suspend la tête en bas, comme ça la petite perd le souffle et se tait. La patronne lui a donné une paire de vieux souliers et lui a vendu deux robes dont le prix a été décompté de ses gages. "

LYONEL TROUILLOT
Le doux parfum des temps à venir

La nature ne m'a rien appris de sa force et de ses
mystères.
J'ignore pourquoi le troène tue les chevaux
et pas les papillons de nuit.
Pourquoi le soleil n'a pas d'odeur
quand la lune réveille tous les parfums de nuit.

DIMITRU TSEPENEAG
Pigeon vole

"Je regarde par la fenêtre les arbres de plus en plus dépouillés, rabougris, noircis : en nuée disciplinée, les pigeons quittent les branches, s’envolent pour planer au-dessus du pavillon de Maryse : on dirait des corbeaux décolorés par le froid… En bas, Valérie va et vient entre le perron et le grillage. Elle aboie."

MARINA TSVETAEVA
Le Poème de l'air

Elle, porte, de ses gonds,
Si forte est la présence pressant
Contre le bois. De même, à l'heure
De la passion, se bandent de peur,
Tressaillent de crainte d'au-delà toute
Tension les veines. L'écho d'un heurt,
Ici, il n'y en a pas. Flageole - le sol.
La porte bondit, se rue aux mains. Obscurité - recul d'un pas.

 

 

AMOS TUTUOLA

AMOS TUTUOLA
La femme plume

Après avoir parcouru des kilomètres et des kilomètres, on est arrivés au bout du chemin qu'on avait suivi tout le temps, et il était vers les six heures du soir. Alors, comme il commençait à faire sombre, on s'est arrêtés. Car, il faut le dire, on était à la nouvelle lune, et elle n'éclairait pas encore beaucoup. Comme on n'avait rien eu à manger et qu'on avait tellement faim, on a très mal dormi, de toute la nuit jusqu'au lever du jour. On s'est réveillés de très bonne heure et on a continué le voyage, le ventre vide, à travers une brousse sans fin. Et dans cette jungle, on a marché pendant cinq kilomètres environ sans rencontrer âme qui vive et puis, tout à coup, une chance. Qu'est-ce qu'on voit ? Plein de mangues, et bien mûres ! Et puis des papayes et aussi plein d'autres fruits, tous éparpillés là, au pied d'un grand arbre.



AMOS TUTUOLA
Ma vie dans la brousse des fantômes

J'avais sept ans lorsque j'ai compris le sens du « mal » et le sens du « bien ». A cette époque-là, en effet, je me suis vraiment rendu compte que mon père avait trois épouses, comme c'était alors la coutume, même si ça se fait moins de nos jours. Ma mère était la dernière du lot et elle avait deux fils seulement, tandis que les autres n'avaient que des filles. Du coup, les deux épouses qui n'avaient que les filles ne pouvaient pas nous sentir, ma mère, mon frère et moi, car elles se doutaient bien que moi et mon frère, à la mort de mon père, on hériterait de sa maison et de ses biens. Mon frère avait alors onze ans, moi sept. Le sens du « mal », c'est à ce moment-là que je l'ai compris, à cause de cette haine ; quant au sens du « bien », je ne savais pas encore ce que c'était.

 


AMOS TUTUOLA
L'ivrogne dans la brousse (traduction Raymond Queneau)

Je me soûlais au vin de palme depuis l'âge de dix ans. Je n'avais rien eu d'autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme. Dans ce temps-là, il n'y avait pas d'argent, on ne connaissait que les cauris, aussi la vie était bon marché et mon père était l'homme le plus riche de la ville.
Mon père avait huit enfants et j étais leur aîné, les autres travaillaient dur, moi j'étais un recordman du vin de palme. Je buvais du vin de palme du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin. A cette époque-là, j en étais venu à ne plus boire une seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de palme.
Quand mon père s'est aperçu que je ne pouvais rien faire d'autre que de boire, il a engagé pour moi un excellent malafoutier qui n'avait rien d'autre à faire qu'à me préparer mon vin de palme pour la journée.
Mon père me donne donc une plantation de palmiers de 260 hectares avec 560 000 palmiers et ce malafoutier me préparait cent cinquante calebasses de vin de palme chaque matin, mais, à 2 heures de l'après-midi, j'avais tout bu; alors il devait aller me tirer 75 calebasses supplémentaires, et le matin je les avais bues.

 

ARTHUR RIMBAUD
Poèmes politiques
anthologie présentée par Frédéric Thomas

"Est-il trop tard pour lire Rimbaud ? L'explosion à force d'être différée s'est-elle décomposée dans les manuels scolaires ? Les révoltes auraient-elles perdues leurs logiques ? Il y a les guerres, et la guerre aux pauvres, les vieux réflexes de classe, les recours décomplexés aux fantasmes de la Civilisation, sinon à la race. Il y a les immigrés qu'on expulse, les chômeurs qu'on exclut, les travailleurs qu'on expurge, et tous les autres qu'on contrôle. Il y a la haine et la misère, et, plus terrible encore, l'absence de colère. Il y a malgré tout, fragile et inutile, l'amour. Et le collier de suicides aux cous précautionneusement intacts. Il y a enfin, il y a toujours, comme au temps de Rimbaud, « quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse» (Enfance). " FT

Démocratie
« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
«Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
«Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »
Rimbaud